Comment des individus ordinaires justifient des comportements contraires à l’éthique sans éprouver de culpabilité ?
L’affaire de Mazan, ce viol collectif organisé pendant dix ans par le mari d’une victime sous sédation, a été l’objet d’une immense vague médiatique. L’un des aspects les plus frappants de ce crime hors-norme est que les agesseurs n’étaient, pour la plupart, ni des monstres, ni des marginaux, mais plutôt des pères de famille souuvent bien insérés dans la société. Comment des gens normaux ont-ils pu continuer à vivre sans remord après de tels actes, voire les perpétrer à plusieurs reprises ?
Pour expliquer une telle attitude, le psychologue Albert Bandura a développé le concept de désengagement moral. Celui-ci décrit les processus par lesquels les individus justifient des comportements contraires à leurs valeurs morales sans ressentir de culpabilité. Ces mécanismes permettent de rationaliser des actions nuisibles et de maintenir une image de soi positive malgré des comportements éthiquement inacceptables.
Histoire du Concept
Bandura introduisit le concept de désengagement moral dans les années 1980. Le chercheur, connu pour sa théorie socio-cognitive de l’apprentissage social, a exploré comment les individus peuvent apprendre des comportements par l’observation et l’imitation. Il a ensuite étendu cette théorie pour inclure les mécanismes par lesquels les gens s’absolvent des sanctions morales de leurs actions, permettant ainsi des comportements nuisibles sans remords.
Mécanismes du Désengagement Moral
Le désengagement moral est l’ensemble de mécanismes cognitifs qui désactivent l’autorégulation morale. Il permet de prendre des décisions contraires à l’éthique sans culpabilité. Il opère de plusieurs façons :
- Justification morale : Les individus présentent leurs actions nuisibles au service d’un but positif. Par exemple, la violence est nécessaire pour maintenir l’ordre ou protéger des valeurs importantes.
- Utilisation d’un langage euphémique : L’emploi de termes neutres pour décrire des actions répréhensibles les adoucit. Par exemple, dire « dommages collatéraux » au lieu de « morts civiles » minimise l’impact perçu des actions. Ou encore le « traitement » terme employé pendant la Seconde Guerre Mondiale pour désigner l’extermination des Juifs d’Europe
- Comparaison avantageuse : Comparer ses propres actions à des comportements bien pires pour les rendre plus acceptables. Par exemple, un employé qui vole de petites sommes d’argent peut se justifier en se comparant à des criminels de grande envergure.
- Déplacement de responsabilité : Les individus se déchargent de la responsabilité de leurs actions en la transférant à une autorité supérieure ou à des circonstances extérieures. Par exemple, Adolf Eichmann a prétendu lors de son procès qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres.
- Diffusion de responsabilité : Lorsque la responsabilité est partagée entre plusieurs personnes, chaque individu se sent moins coupable. Par exemple, dans un groupe, chacun peut penser que les autres sont responsables.
- Distorsion ou minimisation des conséquences : Les individus ignorent ou minimisent les effets négatifs de leurs actions. Par exemple, un pollueur peut minimiser l’impact environnemental de ses activités.
- Déshumanisation : Les victimes sont perçues comme moins humaines ou moins dignes de considération morale. Par exemple, en temps de guerre, l’ennemi peut être décrit comme une menace déshumanisée.
- Attribution de blâme : Les individus blâment les victimes pour les actions subies. Par exemple, un agresseur peut prétendre que la victime a provoqué l’agression.
antécédents et conséquences
Des travaux de recherche, en particulier ceux menés par Detert sur des étudiants de Cornell University, ont montré que plus la personne se désengageait moralement, plus elle commettait des actions contraires à l’éthique (par exemple tricher aux examens). Les mêmes travaux ont montré que moins une personne est empathique, plus elle a tendance a se désengager moralement. De même, plus elle éprouve de ressentiment ou moins elle fait confiance aux autres.
Exemples Historiques
Dans son ouvrage “Moral Disengagement”, Bandura présente plusieurs domaines d’application de sa théorie :
- Les médias : en particulier comment la violence à la télévision impacte les spectateurs
- L’industrie des armes aux Etats-Unis : comment les pro-armes justifient la défense de leurs droits
- Le monde de l’entreprise : sur la manière qu’ont certaines entreprises de prendre des décisions contraires à l’éthique
- Le terrorisme : comment les groupes terroristes justifient leurs attentats
- La protection de l’environnement : sur la façon de justifier les comportements qui portent atteinte à l’environnement
Le scandale Enron est un exemple classique de désengagement moral dans le monde des affaires. Enron, une entreprise américaine du secteur de l’énergie, a commis une fraude comptable massive au début des années 2000. Les dirigeants de l’entreprise ont utilisé plusieurs mécanismes de désengagement moral pour justifier leurs actions en particulier:
- Justification morale : Ils ont présenté leurs actions comme nécessaires pour maintenir la compétitivité de l’entreprise.
- Langage euphémique : Des termes comme « optimisation fiscale » ont été utilisés pour adoucir la réalité de la fraude.
- Diffusion de responsabilité : La responsabilité a été partagée entre de nombreux cadres (cabinets d’avocat, experts-comptables), réduisant le sentiment de culpabilité individuel.
Le scandale a finalement conduit à la faillite de l’entreprise et à des réformes majeures dans la réglementation financière.
Conclusion
Le désengagement moral est un mécanisme puissant qui permet aux individus de rationaliser des comportements nuisibles. En comprenant ces mécanismes, nous pouvons mieux les reconnaître en nous-mêmes et chez les autres, et travailler à les contrer pour favoriser un comportement plus éthique et responsable.
Lors d’un prochain article, nous analyserons comment cette théorie s’applique aux crimes perpétrés à Mazan.